Oui, ensemble, mes deux coups de cœur du jour totalisent cent ans et n'affichent pas une ride! De quoi, de quoi?
Je m'explique. "L'involontaire", le premier et unique roman de Blandine de Caunes à ce jour, sorti en 1976 chez Stock, est aujourd'hui fort heureusement réédité chez Phébus (158 pages), quasi quarante ans après sa première publication.
"L'homme au complet gris" ("The man in the gray flannel suit"), le roman qui a fait connaître Sloan Wilson, a été publié en 1955 aux Etats-Unis chez Da Capo Press, il y a soixante ans. Il a été traduit en français chez Robert Laffont en 1956 par Jean Rosenthal, célèbre traducteur à l'époque, fut adapté au cinéma la même année avec Gregory Peck en rôle principal et inspirera la série "Mad Men". Il reparaît cette année pour ma plus grande joie de lectrice dans l'enthousiasmante collection "Vintage" des Editions Belfond (452 pages).
Rééditer un premier roman paru en 1976? C'est le pari réussi de "L'involontaire", le magnifique portrait de Jane, vingt ans, pressée de vivre, pressée d'aimer. Un livre toujours moderne, fort bien écrit, que l'auteure a relu et approuvé avant d'accepter sa republication. Seule l'apparition d'une Simca 1000 glisse un indice sur l'époque d'écriture. Blandine de Caunes était à peine plus âgée que son héroïne quand elle écrivit ce roman d'apprentissage, plaisant de bout en bout, fin et lettré. Un texte approuvé par la tribu Groult-de Caunes-Guimard à laquelle elle appartient.
Jane est follement amoureuse de Gilles mais le champion du monde de lutte gréco-romaine passe sa vie de compétition en compétition, d'hôtel en hôtel, de pays en pays. Parfois, il invite Jane à le rejoindre. Elle est alors enchantée, ne voit pas que le sportif s'éloigne, et profite de ces moments de plaisir. Mais Jane n'a pas le tempérament d'une Pénélope. Elle a envie de vivre, de vivre à fond, quitte à acheter des cerises en plein hiver. Grandie quasiment sans parents mais aimée de Liline, la Martiniquaise qui l'a élevée, elle veut tout expérimenter. Même une relation, platonique, avec un vieillard abîmé et très riche. Elle se laisse griser par ce que permet l'argent, un week-end ici, un repas dans les meilleurs restaurants là. Indigne, ce couple? Non, les règles sont claires. Lui est fier de s'afficher en compagnie d'une aussi jolie jeune femme. Elle est avide de découvrir des terrains qu'elle ne connaît pas mais où l'invite Jacques Bertin, quasi octogénaire. Le luxe, notamment.
Epicurienne et sentimentale, égoïste et généreuse, Jane peut aussi se montrer amorale comme le révèle Blandine de Caunes en fin de ce roman émaillé de références littéraires et de mets délicieux. Mais n'aime-t-on pas mieux les diables que les anges? La jeune femme va utiliser le vieux riche pour faire le ménage dans sa vie. Elle va aussi se blesser lors d'un épisode rude de cette éducation sentimentale. Mais étant résolument du côté de la vie, Jane repartira vers d'autres horizons et d'autres satisfactions, un peu plus mûre.
"L'involontaire" propose le portrait très beau et fouillé, intemporel, d'une jeune femme, pressée de se découvrir, hantée malgré son jeune âge par la fuite du temps et non, comme aujourd'hui, par le chômage. Assez honnête par rapport à elle-même et lucide par rapport à ceux qui l'entourent.
Les premières pages de "L'involontaire" sont à lire ici.
"L'homme au complet gris" est un de ces gros romans dans lesquels on s'installe avec bonheur et où on se laisse conduire par l'auteur au gré des multiples épisodes. On y évolue résolument dans le New York des années 1950, dans le milieu des Américains moyens, une époque qu'on (re)découvre avec intérêt et curiosité. Monsieur prend le train le matin pour venir travailler dans un gratte-ciel, Madame s'occupe des enfants, des courses et de la maison. Ils habitent en banlieue, à Westport dans le Connecticut. Quand lui rentre, le couple prend l'apéritif. Ce schéma de vie assez planplan est justement le terreau sur lequel Sloan Wilson va enraciner sa prenante intrigue.
Tom Rath souhaite changer de boulot car il veut gagner davantage d'argent pour déménager avec son épouse Betsy et leurs trois enfants. L'United Broadcasting Corportation est à la recherche d'un chargé de presse. Pourquoi pas lui? Il se présente, ce qui amènera toute la suite. Il ne s'agit évidemment pas de raconter ici par le menu ce magnifique roman, sensible, convaincant et expressif. On va y voir couler une vie quotidienne hantée silencieusement par le passé de Tom, quatre années et demie de guerre. Comment pourrait-il expliquer à son épouse, l'adorable et aimante Betsy, ce qu'il a connu en Europe et en Asie? La mort des ennemis, celle des amis, la peur, l'attente, les subterfuges à l'attente... Un enfer tel qu'il ne peut que le garder pour lui, même quand le destin lui en envoie des émissaires, et/ou boire. Tandis qu'elle n'a qu'une envie, reprendre la vie là où ils l'avaient laissée. Elle est loin d'imaginer le fossé qui se creuse entre eux, malgré les efforts de Tom.
Il y a aussi le passé familial de Tom qui le turlupine, hanté qu'il est par la mort accidentelle de son père, à moins que ce ne fut un suicide. Il lui reste sa grand-mère et la magnifique et immense propriété qu'elle a toujours promis de lui léguer. Sauf qu'un contre-temps se présente à son décès inopiné. Encore des soucis pour le couple qui rêve de s'offrir un avenir meilleur. Encore des bonheurs de lecture que de découvrir les nouveaux personnages de l'avocat et du juge. En réalité, tout le roman est une formidable galerie de portraits qui gravitent autour du personnage principal, donnant lieu à autant de scènes qu'on se presse de découvrir. Du côté du présent de Tom, il y a ce nouveau boulot, et cet énigmatique patron, homme parti de rien et parvenu au sommet, cet Hopkins drogué de travail, on verra pourquoi, mais cordial avec son personnel alors que les intermédiaires se montrent nettement moins sympathiques.
Il y a aussi le déménagement, le nouveau cadre, l'école des enfants, indigne presque de ce nom. Il y a surtout sa relation avec Betsy, épouse présente et attentive, généreuse, prête à tout entendre, à tout comprendre, pour peu qu'on le lui explique. "L'homme au complet gris" posait déjà il y a soixante ans la question de l'harmonie entre travail et épanouissement personnel. Et on comprend le choix de Tom, non remis de la guerre mais heureux désormais dans son couple et dans sa vie familiale, d'une vie en paix avec les siens plutôt que d'une réussite sociale. Ceux et celles qu'il va rencontrer lui permettront aussi une réussite personnelle et humaine. Voilà un roman épais et prenant dans lequel on se glisse avec enthousiasme et bonheur.
Si depuis vingt ans, Belfond Etranger fait découvrir des auteurs étrangers majeurs, sa collection "Vintage" créée en 2013, forte aujourd'hui de treize titres (deux à paraître très bientôt), redonne vie à des livres introuvables, classiques tombés dans l'oubli, textes injustement méconnus ou curiosités littéraires.
C'est le cas du roman de Sloan Wilson. "L'homme au complet gris" connut un succès spectaculaire à sa sortie en 1955. Mais les hippies des années 1970 vont le faire oublier car ils le jugent trop bourgeois et capitaliste. Ce n'est que dans les années 1980-1990 qu'on le considérera comme une œuvre majeure des lettres américaines. Sloan Wilson est de la même lignée que le génial Richard Yates, sauf qu'il n'aura été l'homme que d'un livre finalement. Né le 8 mai 1920 dans le Connecticut, il fait des études à Harvard avant de s'engager dans la Navy et de combattre pendant la Seconde Guerre mondiale comme officier des gardes-côtes. De retour à la vie civile, il mènera de front une carrière de journaliste reporter, notamment pour "Time Life", et de romancier, poète et essayiste. Si son premier livre, largement inspiré de ses exploits militaires, paraît en 1947, c'est avec "L'Homme au complet gris" (1955) qu'il connaît un succès colossal. Le roman s'impose comme le manifeste d'une génération, celle de ces hommes revenus de la guerre pour replonger immédiatement dans le boom des années 50, partagés entre leurs valeurs familiales et leurs ambitions.
Paru en France chez Robert Laffont en 1956, il est adapté au cinéma la même année et rate de peu la palme d'or à Cannes, au profit du "Monde du silence". Sloan Wilson écrira une vingtaine de livres, mais aucun ne connaîtra le même succès que "L'Homme au complet gris". Marié à deux reprises, père de quatre enfants, Sloan Wilson a lutté toute sa vie contre l'alcoolisme et, sur ses vieux jours, contre la maladie d'Alzheimer. Il s'est éteint le 25 mai 2003 dans une petite ville de Virginie.
Je m'explique. "L'involontaire", le premier et unique roman de Blandine de Caunes à ce jour, sorti en 1976 chez Stock, est aujourd'hui fort heureusement réédité chez Phébus (158 pages), quasi quarante ans après sa première publication.
"L'homme au complet gris" ("The man in the gray flannel suit"), le roman qui a fait connaître Sloan Wilson, a été publié en 1955 aux Etats-Unis chez Da Capo Press, il y a soixante ans. Il a été traduit en français chez Robert Laffont en 1956 par Jean Rosenthal, célèbre traducteur à l'époque, fut adapté au cinéma la même année avec Gregory Peck en rôle principal et inspirera la série "Mad Men". Il reparaît cette année pour ma plus grande joie de lectrice dans l'enthousiasmante collection "Vintage" des Editions Belfond (452 pages).
Blandine de Caunes. |
Jane est follement amoureuse de Gilles mais le champion du monde de lutte gréco-romaine passe sa vie de compétition en compétition, d'hôtel en hôtel, de pays en pays. Parfois, il invite Jane à le rejoindre. Elle est alors enchantée, ne voit pas que le sportif s'éloigne, et profite de ces moments de plaisir. Mais Jane n'a pas le tempérament d'une Pénélope. Elle a envie de vivre, de vivre à fond, quitte à acheter des cerises en plein hiver. Grandie quasiment sans parents mais aimée de Liline, la Martiniquaise qui l'a élevée, elle veut tout expérimenter. Même une relation, platonique, avec un vieillard abîmé et très riche. Elle se laisse griser par ce que permet l'argent, un week-end ici, un repas dans les meilleurs restaurants là. Indigne, ce couple? Non, les règles sont claires. Lui est fier de s'afficher en compagnie d'une aussi jolie jeune femme. Elle est avide de découvrir des terrains qu'elle ne connaît pas mais où l'invite Jacques Bertin, quasi octogénaire. Le luxe, notamment.
Epicurienne et sentimentale, égoïste et généreuse, Jane peut aussi se montrer amorale comme le révèle Blandine de Caunes en fin de ce roman émaillé de références littéraires et de mets délicieux. Mais n'aime-t-on pas mieux les diables que les anges? La jeune femme va utiliser le vieux riche pour faire le ménage dans sa vie. Elle va aussi se blesser lors d'un épisode rude de cette éducation sentimentale. Mais étant résolument du côté de la vie, Jane repartira vers d'autres horizons et d'autres satisfactions, un peu plus mûre.
"L'involontaire" propose le portrait très beau et fouillé, intemporel, d'une jeune femme, pressée de se découvrir, hantée malgré son jeune âge par la fuite du temps et non, comme aujourd'hui, par le chômage. Assez honnête par rapport à elle-même et lucide par rapport à ceux qui l'entourent.
Les premières pages de "L'involontaire" sont à lire ici.
Sloan Wilson. |
Tom Rath souhaite changer de boulot car il veut gagner davantage d'argent pour déménager avec son épouse Betsy et leurs trois enfants. L'United Broadcasting Corportation est à la recherche d'un chargé de presse. Pourquoi pas lui? Il se présente, ce qui amènera toute la suite. Il ne s'agit évidemment pas de raconter ici par le menu ce magnifique roman, sensible, convaincant et expressif. On va y voir couler une vie quotidienne hantée silencieusement par le passé de Tom, quatre années et demie de guerre. Comment pourrait-il expliquer à son épouse, l'adorable et aimante Betsy, ce qu'il a connu en Europe et en Asie? La mort des ennemis, celle des amis, la peur, l'attente, les subterfuges à l'attente... Un enfer tel qu'il ne peut que le garder pour lui, même quand le destin lui en envoie des émissaires, et/ou boire. Tandis qu'elle n'a qu'une envie, reprendre la vie là où ils l'avaient laissée. Elle est loin d'imaginer le fossé qui se creuse entre eux, malgré les efforts de Tom.
Il y a aussi le passé familial de Tom qui le turlupine, hanté qu'il est par la mort accidentelle de son père, à moins que ce ne fut un suicide. Il lui reste sa grand-mère et la magnifique et immense propriété qu'elle a toujours promis de lui léguer. Sauf qu'un contre-temps se présente à son décès inopiné. Encore des soucis pour le couple qui rêve de s'offrir un avenir meilleur. Encore des bonheurs de lecture que de découvrir les nouveaux personnages de l'avocat et du juge. En réalité, tout le roman est une formidable galerie de portraits qui gravitent autour du personnage principal, donnant lieu à autant de scènes qu'on se presse de découvrir. Du côté du présent de Tom, il y a ce nouveau boulot, et cet énigmatique patron, homme parti de rien et parvenu au sommet, cet Hopkins drogué de travail, on verra pourquoi, mais cordial avec son personnel alors que les intermédiaires se montrent nettement moins sympathiques.
Il y a aussi le déménagement, le nouveau cadre, l'école des enfants, indigne presque de ce nom. Il y a surtout sa relation avec Betsy, épouse présente et attentive, généreuse, prête à tout entendre, à tout comprendre, pour peu qu'on le lui explique. "L'homme au complet gris" posait déjà il y a soixante ans la question de l'harmonie entre travail et épanouissement personnel. Et on comprend le choix de Tom, non remis de la guerre mais heureux désormais dans son couple et dans sa vie familiale, d'une vie en paix avec les siens plutôt que d'une réussite sociale. Ceux et celles qu'il va rencontrer lui permettront aussi une réussite personnelle et humaine. Voilà un roman épais et prenant dans lequel on se glisse avec enthousiasme et bonheur.
Si depuis vingt ans, Belfond Etranger fait découvrir des auteurs étrangers majeurs, sa collection "Vintage" créée en 2013, forte aujourd'hui de treize titres (deux à paraître très bientôt), redonne vie à des livres introuvables, classiques tombés dans l'oubli, textes injustement méconnus ou curiosités littéraires.
C'est le cas du roman de Sloan Wilson. "L'homme au complet gris" connut un succès spectaculaire à sa sortie en 1955. Mais les hippies des années 1970 vont le faire oublier car ils le jugent trop bourgeois et capitaliste. Ce n'est que dans les années 1980-1990 qu'on le considérera comme une œuvre majeure des lettres américaines. Sloan Wilson est de la même lignée que le génial Richard Yates, sauf qu'il n'aura été l'homme que d'un livre finalement. Né le 8 mai 1920 dans le Connecticut, il fait des études à Harvard avant de s'engager dans la Navy et de combattre pendant la Seconde Guerre mondiale comme officier des gardes-côtes. De retour à la vie civile, il mènera de front une carrière de journaliste reporter, notamment pour "Time Life", et de romancier, poète et essayiste. Si son premier livre, largement inspiré de ses exploits militaires, paraît en 1947, c'est avec "L'Homme au complet gris" (1955) qu'il connaît un succès colossal. Le roman s'impose comme le manifeste d'une génération, celle de ces hommes revenus de la guerre pour replonger immédiatement dans le boom des années 50, partagés entre leurs valeurs familiales et leurs ambitions.
Paru en France chez Robert Laffont en 1956, il est adapté au cinéma la même année et rate de peu la palme d'or à Cannes, au profit du "Monde du silence". Sloan Wilson écrira une vingtaine de livres, mais aucun ne connaîtra le même succès que "L'Homme au complet gris". Marié à deux reprises, père de quatre enfants, Sloan Wilson a lutté toute sa vie contre l'alcoolisme et, sur ses vieux jours, contre la maladie d'Alzheimer. Il s'est éteint le 25 mai 2003 dans une petite ville de Virginie.
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