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samedi 28 juillet 2018

DTPE 14 A la recherche de la secrète Mélini

De tout pour l'été, DTPE.
L'été, le temps de lire, du lourd et du léger, du français et de l'étranger, des romans, des récits, des essais et des BD. L'été, le temps de relire ou de se rattraper aussi.

Les maîtres du mystère, pièces radiophoniques policières
adaptées à la fin des années 50 par Hélène Misserly. 


Il est des livres qui, malgré l'immense envie de les lire qu'on a, nous échappent pendant tout un temps. Rendez-vous raté, manque de temps, esprit indisponible,.. ils se dérobent, ou nous nous dérobons. Et puis, tout un coup, les planètes semblent s'aligner et la rencontre avec le livre a enfin lieu, fulgurante, plus forte encore que les espoirs qui avaient été placés sur cette lecture. Cela a été mon cas avec le superbe roman "Le chagrin d'aimer", de Geneviève Brisac (Grasset, 160 pages).

"On écrit pour comprendre ce que l'on ne comprend pas", explique Geneviève Brisac en quatrième de couverture de ce nouveau livre. "Quand j'écrivais "Vie de ma voisine" (NDLR, lire ici), mon héroïne, Jenny Plocki, me parlait de sa mère, la magnifique Rifka. Elle me racontait ses mots, elle évoquait ses gestes. L'amour d'une mère. Je mesurais mon ignorance dans ce domaine. Ma mère ne savait pas ces mots, ni ces gestes. Impuissante à m'aimer. Je suis partie sur ses traces. Celles d'une petite fille apatride et de sa mère danseuse, théâtreuse des années 20, connue sous le nom de Lina de Varennes.
Je suis partie sur ses traces de petite fille grecque et arménienne. Ma mère ne voulait rien savoir de son passé. Il a fallu que j'enquête et que je l'invente. Que je trouve les mots pour la retrouver. C'est ce livre, "Le Chagrin d'aimer". J'ai tissé une toile pour y prendre ma mère, cette insaisissable libellule. Chaque scène ici renvoie à un lieu, une époque, un objet (...)
Faisant ce portrait, j'ai tenté d'en savoir un peu plus sur elle, sur moi. Chemin faisant, j'ai compris que ce n'était qu'un début".

Chacun cherche sa mère à un moment. Même si celle-ci n'a jamais rien dit d'elle, a voulu effacer son passé, s'est abritée derrière une personnalité certes forte et complètement fantasque comme pour encore plus brouiller les pistes. C'est cette enquête que mène Geneviève Brisac dans ce très beau roman, qui n'a rien, disons-le tout de suite, d'une autobiographie. De son écriture légère, pétillante, fine et taquine parfois pour ne pas dire moqueuse, elle dresse un portrait en de multiples tableaux d'une ou deux pages en général, parfois plus quand le sujet l'impose, tous titrés, de cette femme dont elle est née. Cette mère avec qui sa relation a tenu souvent du malentendu malgré ses efforts de fille aimante. Comment aimer, dorloter, chouchouter, partager avec quelqu'un qui se dérobe, qui se ferme, qui vous remballe régulièrement? C'est tout cela que Geneviève Brisac consigne et organise, dans un texte vif qui fait régulièrement sourire, sans accusations ni reproches. Sans plainte exprimée non plus. Avec en filigrane la consolation de l'avoir peut-être enfin trouvée.

La romancière nous fait découvrir cette Jacqueline, dite "Hélène" dans la vie, "Mélini" dans le livre, de son enfance à son décès il y a onze ans déjà. Une personne qui semble avoir concentré sur sa personne la moitié des destins de l'Europe du siècle dernier, la Grèce, l'Arménie, la Turquie, les guerres, l'extermination, l'exil... Quel héritage! Ce qui n'a pas empêché, peut-être explique, sa personnalité extravagante. Fumeuse de cigarettes brunes, conductrice intrépide, lectrice de polars vorace, auteure assidue, opposée à Beauvoir et Sagan, séductrice et provocatrice à l'occasion, voleuse par idéal politique et épouse ayant besoin de se rassurer sur l'amour de son mari en même temps qu'elle a confiance en lui. Fine perceptrice de la détresse des autres plutôt que des siens comme le montre la scène de l'atelier d'écriture. Sensible derrière les barrières de protection qu'elle a érigées autour d'elle mais fermée à l'amour maternel. Méchante à l'occasion, manipulatrice à ses heures et en finale, terriblement attachante.

En livrant les fruits de son enquête familiale sans commentaire, Geneviève Brisac nous laisse libres d'aimer sa mère et de ressentir son chagrin à elle, sa fille. Son texte magnifique qui dit une terrible envie de vivre au-delà de tout le reste est un bonheur de lecture et une incitation à s'interroger sur le destin de nos voisines.

Pour lire en ligne le début du "Chagrin d'aimer", c'est ici.


Sans oublier
DTPE 1: "Moria" de Marie Doutrepont (récit, 180° éditions)
DTPE 2: "The t'Serstevens collection" (photos, Husson éditeur/IRPA)
DTPE 3: "La maison à droite de celle de ma grand-mère" de Michaël Uras (roman, Préludes)
DTPE 4: "Le passé définitif" de Jean-Daniel Verhaeghe (roman, Serge Safran éditeur)
DTPE 5: "Ecrire en marchant" de Chantal Deltenre (récit, maelström reEvolution)
DTPE 6: "Encyclopædia Inutilis" de Hervé Le Tellier (nouvelles, Le Castor Astral)
DTPE 7: "Poisson dans l'eau" d'Albane Gellé et Séverine Bérard (jeunesse) et "Trente cette mère - maintenant" de Marcella et Pépée (poésie, Editions Les Carnets du Dessert de Lune)
DTPE 8: "Christian Bérard clochard magnifique" de Jean Pierre Pastori (biographie, Séguier)
DTPE 9: "N'essuie jamais de larmes sans gants" de Jonas Gardell (roman, Gaïa)
DTPE 10: "Terres promises" de Milena Agus (roman, Liana Levi)
DTPE 11: "Peut-être pas immortelle" de Frédéric Boyer et "Deuil" de Dominique Fourcade (poésie et récit, P.O.L.)
DTPE 12: "Maria" d'Angélique Villeneuve (roman, Grasset)
DTPE 13: "Les étrangers" d'Eric Pessan et Olivier de Solminihac (roman, l'école des loisirs)



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