Pierre Alary a adapté "Retour à Killibegs" . (c) Rue de Sèvres. |
Dans tous ses romans depuis le premier, Sorj Chalandon part de ce qu'il a connu de loin ou de près, parfois de trop près, pour créer des œuvres de fiction qui touchent à l'universel. Une façon pour lui de régler des sujets douloureux, de mettre à distance des expériences d'enfant ou d'adulte. Si le journaliste s'efface derrière le romancier, il n'en reste pas moins présent en arrière-fond, dans les blessures de l'homme. Chalandon a couvert entre autres le conflit irlandais, les guerres du Proche-Orient. Il y a laissé des plumes. Il s'en est partiellement sorti par ses romans et aussi, a-t-il dit à plusieurs reprises par les adaptations en bande dessinée qui en ont été faites. Trois existent déjà.
"Mon traître", par Pierre Alary (Rue de Sèvres, 2018, 136 pages), "Profession du père", par Sébastien Gnaedig (lire ici), et "Retour à Killibegs", par Pierre Alary de nouveau puisque miroir du premier (Rue de Sèvres, 136 pages), tout juste paru.
C'est ce dernier titre qui nous occupe aujourd'hui, intéressant par la version qu'il donne du texte original. Comme au cinéma, il n'y a rien de pire que les adaptations littérales des livres. Vive les adaptations littéraires, donnant de la place à celui qui recrée un texte sur un autre support, film ou bande dessinée. Pierre Alary s'en sort très bien dans "Retour à Killibegs".
Le scénario, je le connaissais, puisque j'avais lu à leur sortie en 2008 et 2011, et adoré, les deux romans de Sorj Chalandon (lire ici). En très bref, "Mon traître" dit la douleur d'un Français trahi par son ami Irlandais, leader de l'IRA, tandis que "Retour à Killibegs", que le romancier n'avait pas planifié d'écrire au départ, change de focale en se glissant dans la peau du traître. Il s'interroge sur les raisons de la trahison tout en nous obligeant à examiner nos propres parts d'ombre. Les deux livres sont évidemment placés dans le contexte difficile des longs et durs conflits entre l'Irlande et la Grande-Bretagne.
On retrouve le canevas de Sorj Chalandon dans l'album de Pierre Alary, excellent avec ses très belles planches aux remarquables gammes chromatiques et ses vifs dessins souvent tramés. Mais le découpage est le sien, avec de très intéressantes navettes dans le temps qui montrent bien combien on ne trahit pas pour rien, sur un coup de tête. Au contraire, c'est l'histoire douloureuse de l'Irlande récente qui s'impose, avec ses héros et ses êtres humains. Humains donc faillibles. Des propos tellement forts qu'ils ont bien besoin des espaces blancs que l'illustrateur a largement répartis dans ses planches ou entre les chapitres. Grâce aux angles multiples qui saisissent bien les différents acteurs, aux séquences plus rapides ou plus lentes selon les situations racontées, aux teintes grises, vertes ou bleues qui suivent la narration, le lecteur est plongé dans des pages qui lui montrent avec force un homme emporté dans la tourmente de l'histoire et l'obligent à s'interroger lui-même sur ce qu'il ferait ou ne ferait pas.
Rencontré à la Foire du livre de Bruxelles, le dessinateur Pierre Alary, un Français habitant Bruxelles, m'a parlé des adaptations en bande dessinée qu'il a faites des deux romans de Sorj Chalandon. On notera, au détour d'une image, le nom choisi d'un pub, "The Sorj's Ox..." 😊
Genèse. "J'ai eu l'idée de la bd après la lecture du roman "Mon traître" qui a été un véritable coup de cœur pour moi. Je l'ai lu il y a deux ans et je l'ai adapté dans la foulée. J'étais parti pour ne faire que cette histoire où l'amitié est trahie. Sorj Chalandon m'a fait une confiance totale. Après sa sortie, il a été question d'attaquer le second. Pour Sorj, les deux livres sont liés. J'ai dit: allons-y, adaptons aussi le second. J'ai donc lu les deux livres. J'ai été plus touché par le premier, pour ce regard de l'un sur l'autre. Dans le second, on se projette dans le traître pour tenter de le comprendre."
Composition. "J'ai fait "Retour à Killibegs" dans le même esprit que "Mon traître" afin qu'il y ait une cohésion entre les deux. Les structures sont identiques, avec des allers-retours dans le temps. J'ai toutefois eu plus à travailler sur la structure du second. Le premier s'était mis sur ses rails tout de suite. Pour le second, j'ai dû faire des choix. Et il est la suite du premier, ce qui peut compliquer les choses. Comme il s'agit d'un diptyque, il me fallait clore la boucle."
Couleurs. "J'ai choisi les gammes chromatiques selon une logique des émotions et des situations. Des gris-bleus et des gris verts, mais des couleurs plus chaudes dans le pub. Les trames des dessins sont là pour leur donner de la consistance, pour enrichir la bichromie. Je ne voulais pas de cadre noir autour des cases sauf pour les dialogues. Il y a beaucoup de récitatif dans le texte original. Il m'a fallu alléger le texte de tonnes de choses."
Personnages. "Les traits de Tyrone me sont venus tout de suite en lisant le roman. Barbu, comme dans une pièce de théâtre. Sorj avait, lui, en tête son copain mais il m'a laissé complètement libre sur le choix des personnages. Il m'a expliqué qu'il appréciait que les personnages soient différents de ceux qu'il a connus. Il m'a dit que mon adaptation lui avait fait du bien."
Technique. "Je travaille sur papier d'habitude mais pour ces deux albums, j'ai travaillé à l'ordinateur. Cela m'a permis de changer des éléments jusqu'à la fin, de faire des retouches, de modifier des détails. Mais maintenant, je reviens au papier et à mes crayons."
Avec Sorj. "Je lui montre un story-board poussé. Je l'appelle parfois pour des détails techniques, les armes utilisées sur les remparts, les drapeaux apparaissant dans les défilés, la place des femmes dans les marches, devant ou derrière. J'ai voulu montrer la psychologie des personnages, l'environnement de Belfast, l'émotion émanant des rues. En adaptant son livre, j'ai rencontré l'auteur et l'homme derrière les mots écrits."
Les premières pages de "Retour à Killibegs". (c) Rue de Sèvres. |
L'œuvre de Sorj Chalandon
2017 "Le jour d'avant" (lire ici)
2015 "Profession du père" (lire ici)
2013 "Le quatrième mur" (lire ici)
2011 "Retour à Killibegs" (lire ici)
2009 "La légende de nos pères"
2008 "Mon traître" (lire ici)
2006 "Une promesse"
2005 "Le petit Bonzi"
Tous ses romans sont édités par Grasset.
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