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jeudi 10 octobre 2013

LAU l'espoir d'une trêve à Beyrouth en 1982

Sorj Chalandon. (c) JF Paga/Grasset
Sorj Chalandon écrit de magnifiques romans depuis 2005 et "Le petit Bonzi" (Grasset, comme tous les titres ultérieurs), une histoire de bégaiement, d'amitié d'enfants et de piège. Un auteur était né, ce que confirmeront les amitiés cette fois adultes et l'émouvant amour qui illuminent "Une promesse" l'année suivante. Son ton se reconnaît déjà, précis, poli jusqu'à l'os, puissant, puisé dans une vie dédiée au journalisme. Grand reporter à "Libé" longtemps, journaliste au "Canard enchaîné" maintenant. Des années de reportages, d'enquêtes, d'interviews, pour témoigner, faire réfléchir, interpeler. Toujours, distinguer les émotions des faits. Les noter, respectivement, sur les pages gauches et droites du carnet. Ne pas les mélanger.

Si les années à côtoyer les guerres ont passé, leurs fantômes sont restés. Ceux de l'Irlande et de l'IRA que Sorj Chalandon a affrontés dans "Mon traître" (2008) puis "Retour à Killybegs" (2011): les deux côtés d'une même trahison, vécue dans sa chair et transformée en un intense questionnement de l'humain. Deux romans en miroir, entrecoupés par la parution de "La légende de nos pères" (2009), encore une histoire de trahison.

Tous ces livres existent aussi au Livre de Poche.

Avec son nouveau roman, "Le quatrième mur", totalement bouleversant, c'est à ses fantômes ramenés du Liban en guerre que l'ancien grand reporter fait face. Il s'explique: "Je me souviens, en septembre 1982, alors que j'entrais dans le camp martyrisé de Chatila, au Liban, avoir écrit le mot "non" sur une page de gauche. Accablant cet adverbe de points d'exclamation et l'entourant avec une rage telle que le papier s'était déchiré. Cette épouvante n'avait pas de place dans un reportage. Il fallait compter les morts, pas les pleurer. Aujourd'hui, avec "Le quatrième mur", je m'accorde le droit de les pleurer."

"Le quatrième mur", expression venue du théâtre, c'est l'idée belle et folle de Samuel de monter l'"Antigone" d'Anouilh à Beyrouth, en pleine guerre du Liban, avec des acteurs venus de tous les camps en présence. Le metteur en scène prendra tous les contacts, aura tous les accords mais pas la force de mener le projet à bien. Il demande à Georges, le narrateur, un surveillant de lycée amateur de théâtre de le faire à sa place. La promesse est faite. Elle est à tenir.

On va suivre l'entreprise de Georges, le narrateur, dont le prénom rime avec celui de Chalandon - c'est même son deuxième prénom. De Paris à Beyrouth en guerre, une ville qui hante l'auteur du roman depuis septembre 1982. "C'est un livre pour en finir avec toutes les guerres que j'ai traversées."

Pour ce nouveau roman, l'écrivain voulait une pièce de théâtre en un acte, une œuvre collective où toutes les religions qui s'opposaient puissent intervenir, où chaque rôle serait confié à un des nombreux camps alors en présence. L'"Antigone" de Jean Anouilh s'est imposée avec son malentendu fondamental: qui en est le héros? Créon ou Antigone ou encore quelqu'un d'autre? La pièce a été jouée pour la première fois à Paris en février 1944 avec l'accord des Allemands qui occupaient la ville! "Chacun y lit sa propre idée de l'autorité et de la résistance, dit le romancier. C'est une  grande pièce sur la Résistance: le geste tellement beau d'une jeune fille qui utilise ses mains nues pour enterrer son grand-père." Il en reprendra l'idée à la fin du livre.

Auparavant, on aura fait la connaissance de Samuel, réfugié grec qui reste discret sur sa religion, celle de Georges bien entendu, beaucoup plus jeune, engagé à gauche jusqu'à y laisser un genou, celle d'Aurore avec qui il aura une petite fille. Et puis ce sera la promesse faite à l'hôpital à Sam, les voyages à Beyrouth pour préparer la pièce à jouer sur la ligne de front, durant une brève trêve à négocier avec les ennemis en présence, les acteurs à retrouver les uns après les autres. Passer d'un camp à l'autre, sans se tromper de laisser-passer. Demander inlassablement les autorisations. Entendre les différents commentaires sur la pièce d'Anouilh, ceux des chrétiens, des Palestiniens, des druzes, des chiites, des Arméniens...

Georges s'investit à fond dans ce projet et se fait piéger par la guerre et sa folie. On a oublié ce qu'a été la guerre du Liban, il y a à peine trente ans. Sorj Chalandon nous la remet en mémoire dans ce roman qui fait couler beaucoup de larmes et serre le cœur. Toute cette haine, toutes ces certitudes, tous ces morts, tous ces chagrins, ces tristesses, ces désespoirs... Au-delà de la mort, il y a aussi la vie, au moins un petit peu de vie, un regard, un sourire, un geste. Mais quand la guerre est là, qu'elle vous prend, qu'elle vous avale, l'être humain peut aussi changer au point qu'il ne reconnaît plus ses proches à son retour, l'inverse étant pareillement vrai. "Le quatrième mur" est un roman intense et bouleversant, peut-être pas dans l'air du temps mais qui donne envie de remercier son auteur pour le chemin parcouru à sa suite dans les pages.

Evidemment, le livre traite des combats pour la religion, sujet que l'actualité a sinistrement remis au goût du jour. Ce n'était pas l'intention du romancier de profiter de cette publicité. Il pense même que si les événements récents s'étaient déclenchés pendant l'écriture, il aurait retardé la parution. Il faut voir son récit, une fiction tissée de réel, comme une délivrance de ses spectres. "Je supporte la vue du soldat mort, du civil mort, homme ou femme, mais pas de l'enfant mort. Chatila, c'était des empilements d'enfants morts. Je suis entré dans le camp un samedi matin avec un journaliste du "Figaro" et un autre de l'AFP. Il nous fallait décrire, de façon clinique, les morts, les maisons, les rues. Nous étions les témoins de ce qui allait être très vite effacé. Quand Georges revient en France, après Sabra et Chatila, il n'est plus de ce monde. Devant sa famille, ses amis qui l'accueillent à l'aéroport, il se sent traître, il se sent seul. Ce livre est la suite des aventures de Sorj. C'est le livre d'un homme qui se perd. Georges va où Sorj s'est arrêté. Moi je suis rentré de la guerre. Dans le roman, Georges ne rentre pas. Quand il est parti, c'était moi, de dos. Je sais ce qui me serait arrivé, j'étais parti pour la folie. J'offre à Georges ce que je n'ai pas pu faire."

Quant à Sorj Chalandon, il nous confie des lambeaux de sa vie.










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