Franck Bouysse. (c) Mathieu Bourgois/Opale/Albin Michel. |
Il suffit de lire quelques pages de "Buveurs de vent", le nouveau et magistral roman de Franck Bouysse (Albin Michel, 392 pages) mais le premier chez cet éditeur, pour avoir l'impression d'être à côté de ce viaduc du Gour Noir, dans le Massif central, où trois frères et une sœur se balancent régulièrement, suspendus au bout d'un long filin solidement attaché, attendant le prochain train qui ébranlera l'ouvrage d'art et les fera aussi trembler. Un roman magnifique qui nous invite à côtoyer une fratrie indélébilement unie, quatre enfants singuliers qui prennent de la distance par rapport à leurs parents. Pas physiquement. On ne bouge pas de cette vallée depuis plusieurs générations.
Dans ce coin perdu de France, non nommé, les mœurs rappellent celles du western.
Avec un propriétaire unique et véreux qui contrôle tout, le barrage, l'usine électrique,
la ville, ses commerces, sa police. C'est bien simple, tout le monde travaille
pour Joyce, arrivé là un beau matin quelques années plus tôt par le train. Considéré alors comme le messie,
il s'est vite mué en tyran, ne supportant pas la moindre opposition, tenant
tout le monde à sa botte, disposant d'hommes de main armés et munis de chien.
Une sorte de mafia. Mais s'il y a des "mauvais", il y a aussi des
"bons", qu'on va peu à peu rencontrer au gré des épisodes relatifs à cette
famille, de l'histoire du grand-père à celle de chacun des enfants en passant
par celle des parents. Sans oublier bien entendu ce qui se déroule de l'"autre
côté". Les confrontations sont rudes, violentes même, avec des morts, les
tentatives de rébellion durement réprimées mais l'homme le plus
machiavélique du monde dans sa pratique de la noirceur ne peut rien
faire contre la petite goutte qui s'insinue dans son édifice, et grossit
jusqu'à le faire exploser.
Qu'avez-vous voulu y aborder?
S'il publie depuis 2007, une bonne dizaine de titres déjà,
Franck Bouysse a vu
son nom jaillir l'an dernier en littérature générale avec "Né d'aucune
femme" (La Manufacture de livres, 2019). Cette fois, l'auteur l'impose
définitivement. Son nouveau roman est d'une beauté absolue et d'une telle
richesse qu'on ne doit pas hésiter à le relire pour en savourer tous les
indices. Ses "Buveurs de vent" ne se
lâchent pas, une fois passé le prologue volontairement sibyllin, tout
s'expliquera plus tard en une boucle immense. Les courts chapitres
enchantent. Ils fouillent à la fois l'âme humaine dans ce qu'elle a de
meilleur, de pire et de banal, sculptent des personnages tellement
vraisemblables qu'on croit les connaître, célèbrent la langue française par
une écriture somptueuse, magnétique, rendent grâce à différents
classiques de la littérature, petites madeleines semées ici et là. Le
tout dans un mouvement musical majestueux dont la construction laisse
pantois.
Les "Buveurs de vent", ce sont ces
quatre enfants, nés d'un père à côté de ses pompes et d'une mère folle de
religion, ces Martin et Martha, empêtrés dans leurs certitudes,
inquiets devant leur progéniture. Marc qui aime lire, Matthieu
qui communique avec la nature, Mabel qui se bat pour sa liberté, et
Luc, l'enfant différent, trop lent pour ses parents, observateur-né et
acteur efficace, tellement aimé par ses frères et sa sœur.
On pourrait
croire qu'il n'y a rien à faire dans cette vallée perdue entre ses
montagnes. C'est mal connaître
Franck Bouysse qui
nous entretient de ce qui s'y passe durant près de quatre cents pages, dont
pas une n'est superflue. Si sa forme de parabole pleine de suspenses
multiples nous alerte sur une possible apocalypse, elle nous montre aussi
que l'insoumission est indispensable.
Franck Bouysse était
récemment de passage à Bruxelles. Il venait d'apprendre que ses "Buveurs de
vent" avaient été sélectionnés pour le prix Interallié - ils le sont toujours
car le jury a renoncé à opérer une seconde sélection; le roman figure
également dans le second tour de sélection du prix Jean Giono. Ce fut
l'occasion d'une conversation sur son livre et d'autres choses.
Douze questions à Franck Bouysse
Comment sont nés les "Buveurs de vent"?
Comme pour tous mes livres, ils ont surgi d'une émotion d'enfance. Je me suis retrouvé face à ce viaduc avec mon père, il y a 45 ans. Tout de suite, j'ai vu ces quatre gamins suspendus dans le vide, attendant le rituel du passage du train. Tous mes livres démarrent d'un souvenir d'enfance qui s'enflamme par l'émotion. J'avais le titre "Buveurs de vent" depuis le début. Comme pour tous mes livres. Le titre fait partie des outils sur ma table. La première histoire que j'ai lue est "Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède", une belle métaphore du rêve. Ce livre est ma manière à moi de monter sur le dos de l'oie, je vole.
Dans ce livre, je veux toucher à l'universel. J'avais envie de parler des passions humaines à l'exemple de Shakespeare, auteur qu'on peut lire partout. Ce qui se joue entre les humains m'intéresse. L'apocalypse du dernier chapitre répond au premier, le dernier homme s'en va. Cela s'impose mais c'est une fin ouverte comme dans tous mes livres. Une fin ouverte pour que, contrairement aux chapitres, les personnages continuent d'exister.
Joyce est vraiment le mauvais.
C'est un livre sur l’orgueil de l'homme. Dans mes autres livres, mes personnages guidaient le livre. Ici, c'est le corps qui flotte au début sur la rivière qui guide l'histoire. Les personnages entrent sur scène, parlent et sortent. Les âmes damnées de Joyce et de ses sbires sont là pour faire bifurquer l'histoire sur les drames et les tragédies, dont celle de la mort des deux types des carrières.
Le prologue est en effet surprenant.
Ce prologue est un pacte avec le lecteur. Un corps flotte. Moi, je ne savais pas qui c'était. Au début, je pose des indices sans savoir. Car je pense que le livre, je l'ai déjà écrit. Je déroule quelque chose qui préexiste. En réalité, j'écris surtout quand je n'écris pas, que j'infuse. Quand je rentre dans une histoire, c'est obsessionnel. Vais-je arriver au bout? C'est vertigineux pour l'autodidacte que je suis.
Vous avez de très beaux personnages secondaires.
J'ai passé mon enfance auprès de ma grand-mère paternelle. Elie, le grand-père, est une belle âme. Il fait advenir des choses, comme dans la métaphore de la fontaine. Comme si la transmission des émotions avait sauté une génération chez eux. Il a subi une défaite avec sa fille, il se rattrape avec les enfants de celle-ci. Gobbo, lui, est un père de substitution pour Mabel. Mais il est aussi l'ami de Martin. Il est à la fois un fanfaron qui a l'"Odyssée" à lire, et un homme qui se dédouane de quelque chose qu'il n'a pas su vivre. Mais il est la définition même de l'amitié.
Il est plaisant de lire dans votre roman la même scène vue par différents acteurs.
Les personnages ne voient pas les mêmes choses lors des mêmes événements. L’apocalypse par exemple est vécue très différemment par Martha, Elie, ceux de la centrale électrique ou les gamins du viaduc. Cela compose une fresque mais pas toujours avec le même angle. Et cela me permet à moi de voir le tableau en entier.
Les soumis du début vont un jour se rebeller.
La rébellion arrive assez tard dans le livre. Précisément, quand Mabel déboule seule en ville. Cela fout tout en l'air. Les gamins foutent tout en l'air. Mabel en ville, Matthieu qui tire, Luc qui récupère la douille, Marc qui récupère Mabel. C'est Elie qui fera le lien entre tous et ramènera Mabel à sa famille. Gobbo qui connaît le "Marchand de Venise" est celui qui ne lâche personne et dit qu'ils vont y aller tous ensemble.
Il y a aussi des moments drôles, burlesques même.
Oui et ce livre dit aussi mon amour de la littérature. Il est plein de références, qu'on peut voir ou ne pas voir, cela n'a pas d'importance pour la lecture.
Comment écrivez-vous?
Dès la première phrase, la machine est en route. Après, je ne sais pas encore ce que je vais raconter. Ici, j'avais envie de me perdre dans cette vallée. Je découvre ces enfants, leurs singularités, leurs parents, ce père brisé, cette mère folle de Dieu. J'écris et je vais au bout de l'histoire sans en connaître la fin. Après, je reprends depuis le début. J'ai fait six versions du livre. La première est comme l'esquisse au crayon d’un tableau. Ensuite, je retravaille les couleurs, la palette de chaque personnage. Leurs prénoms ne sont pas là par hasard. Ils sont bibliques, les quatre évangélistes, ou viennent de la mythologie. Il faut que les prénoms m'emportent. Ils font partie de la patte de l'écriture. Enfin, je passe à l'épure, notamment dans les dialogues.
Avez-vous un rituel d'écriture?
Oui, j'ai un rituel d'écriture, le même cahier, le même stylo. J'écris mon texte à la main dans un cahier, puis je le retape, je l'imprime et je le corrige. Il me faut une connexion physique avec ce que j'écris. Pour moi, les mots n'existent pas sur un écran. Je suis aussi un écrivain du matin.
Vos chapitres sont très courts.
Mes premières amours littéraires sont les feuilletonnistes. Je veux que chaque fin de chapitre me surprenne moi. Chacun des chapitres est une petite nouvelle, une chronique finalisée. C'est confortable pour moi, pour repartir dans le suivant. Comme Maupassant.
Une dernière question, "L'Ile au trésor" intervient à de multiples reprises. pourquoi?
J'ai lu "L'Ile au trésor" à 14 ans, cela a été ma première lecture. J'ai eu une boulimie pour la littérature du XIXe siècle. En lisant, j'échappais à ma petite vie étriquée, dans ce monde assez clos où, pour les paysans, la destinée est promise. Un monde clos mais à ciel ouvert. Comment s'échappe-t-on de ça? Par les rêves. A 14 ans, ma survie a été que la littérature soit mon échappée. Les livres sont comme un entonnoir. Et petit à petit, on trouve sa famille, son terreau. Pour moi, Faulkner, Shakespeare, Dostoïevski… Aujourd'hui, je suis toujours un lecteur boulimique car je pense que le premier travail d'un romancier, c'est de lire. On vient tous d'Homère.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire