Feu-Follet, le narrateur créé par Llanos Campos. (c) l'école des loisirs. |
Quelle histoire raconter aux enfants pour leur donner le goût de lire? Une histoire de pirates bien entendu. Mais pas n'importe laquelle.
Une histoire de pirates qui apprennent à lire en secret!
Présenté ainsi, le concept peut paraître rébarbatif, ou même contre-productif. Sauf si on a lu le roman, pour neuf ans et plus, impeccable, rebondissant, attachant, complètement original et facile à lire, "Le trésor de Barracuda", écrit par l'Espagnole actrice de théâtre Llanos Campos (Martinez), traduit de l'espagnol (castillan) avec allégresse par Anne Cohen Beucher et illustré avec flamme, en rouge, noir et blanc, par Nicolas Pitz (l'école des loisirs, Neuf, 175 pages).
"El tesoro de Barracuda" est le premier roman jeunesse de Llanos Campos qui est née à Albacete en 1963 et qui avait jusqu'à présent écrit pour le théâtre et pour le théâtre jeunesse, en plus d'y avoir joué. Un premier roman jeunesse donc, qui a immédiatement récompensé par le notable prix El Barco de Vapor 2014.
Un premier roman jeunesse qui a paru initialement en Espagne en 2014 dans une version également illustrée, logiquement, par une artiste espagnole, Julia Sarda, aussi présente dans la traduction anglaise, "The treasure of Barracuda", mais pas dans la version française confiée à une Française habitant à Bruxelles pour la traduction et à un Belge pour l'illustration.
"Le trésor de Barracuda" met donc logiquement en scène des pirates, avec des jambes de bois et des crochets de fer en guise de main, des bateaux à voiles, des voyages épiques, des nuits blanches, des bagarres, des jurons sur tous les tons, des ports plus ou moins fréquentables, des îles plus ou moins localisées et, évidemment, un trésor considéré comme perdu à rechercher, dont la quête paraît chimérique si pas impossible. Leurs aventures nous parviennent par la voix observatrice de Feu-Follet, mousse de onze ans ainsi surnommé à cause de la couleur de ses cheveux et embarqué avec l'équipage de "La Croix du Sud" depuis trois ans.
Jamais en retard d'un avis ou d'une confidence au lecteur, le gamin lui glisse dès l'entame du livre: "Jamais il n'y eut de capitaine comme Barracuda, ni d'aventure comme la nôtre, et personne ne pourrait vous la raconter mieux que moi, qui me trouvais là depuis le début."Feu-Follet nous fait participer à l'aventure comme si on y était, nous raconte savoureusement Barracuda, "le pirate que craignent les pirates eux-mêmes", les différents membres d'équipage, Nuño, Deux-Dents, dit le Corse, le Borgne, John la Baleine, Boasnovas, Erik le Belge, Malik, Jack le Boiteux, etc., leurs aventures au quotidien dont bien sûr la découverte du trésor qu'avait caché Phineas Krane, "le plus ancien pirate des mers du Sud", des années plus tôt, un "énorme coffre noir".
Dans le coffre attend quelque chose qui rend les cinquante-trois membres d'équipage complètement dingues! Un livre, "Ma vie de pirate", par Phineas Johnson Krane! Et c'est tout. Quelle déconvenue après autant d'années. Quelle colère chez le capitaine. Quel silence chez l'équipage.
Et c'est là que le roman prend sa tournure unique. Car un des pirates, Deux-Dents qui lit un peu, va déchiffrer le fameux livre, et ce qu'il en raconte va piquer la curiosité des autres pirates. Comment savoir si le Corse lit vrai si ce n'est en apprenant aussi les lettres? Les uns après les autres vont se laisser tenter, découvrir le bonheur et le privilège qu'offre la lecture, raison pour laquelle ils décident d'en faire un secret. Llanos Campos réussit le tour de force de faire l'éloge de l'acte de lire sans jamais ni évangéliser, ni lasser. Au contraire, cet apprentissage intervient dans l'avancée des aventures qui restent avant tout celles de pirates, avides de découvrir des trésors. Et peut-être que le livre de Phineas Krane leur en donnera l'occasion. Une seule condition: cacher leur nouvelle science aux autres pirates croisés aux escales, ce qui donne lieu à des scènes fort cocasses.
Feu-Follet continue à rapporter leurs aventures, drôlement pimentées et leurs considérations sur la lecture, et on s'amuse follement avec ce "Trésor de Barracuda" qui respectera en finale les codes du roman de pirates avec trésor sonnant et trébuchant à partager. On aura passé un excellent moment avec ce roman d'approche facile, passionnant de bout en bout, extrêmement drôle, fort bien traduit et dont les quelques images, pleines pages ou vignettes, permettent d'en ancrer quelques étapes. A partir de neuf ans.
La couverture complète. (c) l'école des loisirs. |
A noter qu'Anne Cohen Beucher est également la traductrice du roman "Un son a disparu" de l'Espagnol Rodrigo Muñoz Avia (Alice Jeunesse, Deuzio, 166 pages, 2017), fan de Georges Perec et qui a voulu rendre hommage à sa "Disparition". Un roman sous forme de thriller où disparaissent un son et une jeune fille, prénommée Eléonore, qui mêle humour et jeux de langue dans la plus grande veine oulipienne. Car Jorge, le meilleur d'Eléonore, trouve seul contre tous cette disparition suspecte. Il décide du coup de ne plus prononcer la lettre "e", la première du prénom de son amie, jusqu'à ce qu'elle revienne ou qu'il la retrouve.
Un casse-tête pour une traductrice littéraire que de faire passer de l'espagnol au français les lipogrammes, monovocalismes, palindromes, mots ne comportant pas une lettre de l'alphabet, ou seulement certaines, ou à lire dans les deux sens! Mais un défi remporté brillamment et intelligemment quand par exemple Anne Cohen Beucher choisit de faire disparaître la lettre "e" de la version française (comme Perec l'avait fait dans "La disparition") alors que c'est le "a" qui disparaît dans le texte espagnol original (comme dans la traduction espagnole de "La disparition"). A partir de onze ans.
Pour feuilleter "Un son a disparu" en ligne, c'est ici.
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